Algérie : Cinquante ans et beaucoup de poussière


Je suis une femme d'un certain âge. Ou plutôt, d'un âge certain. C'est là ma seule certitude.

Je suis née à une période trouble de l'histoire. Les coups de feu résonnaient à mes oreilles avant même que je ne pousse mon premier cri. Le premier d'une très longue liste d'ailleurs… Je suis donc née dans la violence, le sang et la haine. Et dans l'espoir aussi. Mais je crois que l'espoir est mort au moment même où je suis venue au monde. Nous aurions dû grandir ensemble. Aujourd'hui, dans la solitude dans laquelle m'ont plongée les années, je sens confusément que cet espoir était mon âme sœur et qu'on me l'a volé. Et s'il m'est apparu bien souvent sous les traits d'un autre, j'ai rarement cru aux lendemains qui chantent.

D’ailleurs, l'année de mes 30 ans, l'âge auquel on devrait avoir les moyens de ses ambitions, on m'a meurtrie de manière si profonde que j'ai cru ne jamais pouvoir me relever. Aurait-il pu être ce changement que nous attendions tous ? Peut-être. Ou peut-être pas. Nous ne le saurons jamais. Et c'est le fait de ne pas savoir qui me ronge aujourd'hui.

C'est après cela que j'ai été plongée dans les années les plus sombres de mon existence. J'ignore quand exactement j'en suis sortie. J'ignore même si j'en suis sortie. Mais certains de ceux qui y ont survécu affirment que le passé doit rester enterré. Le bourreau s'absout, pourquoi s'en priverait-il ?

Depuis, je survis comme je peux. Au jour le jour. Sans confiance en demain.

Parfois je me réveille la nuit en sursaut. Dans mes cauchemars, les cris d'innocents me hantent. Des femmes, des enfants. Des bébés aussi...

Ces nuits-là, je n'arrive jamais à me rendormir. Je veille, les yeux grands ouverts, fixant le plafond. La lune éclaire les fissures qui me rappellent mon cœur mille fois brisé. Pendant que la nuit s'étire inlassablement, je refais l'histoire.

Tout a commencé lorsqu'ils sont partis. Bien sûr, je n'aurais pas préféré qu'ils restent. La révolte était légitime, le combat aussi. Les choses auraient pu se passer autrement. Elles auraient dû se passer autrement, surtout à partir du moment où se profilait cette inévitable issue, ma naissance, période à laquelle l'opportunisme est devenue une valeur nationale. Il parait que l'amour ce n'est pas se regarder l'un l'autre mais regarder ensemble dans la même direction. Là je les voyais regarder dans des directions opposées avant que leurs yeux ne se posent inévitablement sur leur propre nombril. Chacun pour soi. Et Dieu pour ceux qui n'ont pas le choix.

Cette terre a toujours attisé les convoitises, mais les bras qui l'ont enlacée n'ont jamais vraiment su de quoi elle avait besoin.

Quand ils sont partis, je crois qu'ils ont pratiqué la politique de la terre brûlée.

Alors la terre brûle. Et le pétrole aussi d'ailleurs. Et quand il n'y en aura plus, que tout ce qui aurait pu nous permettre de nous en sortir tout en nous enfonçant dans le marasme aura disparu, qu'adviendra-t-il de moi ?

Les rats quitteront sans doute le navire. Et il ne restera que les innocents, les médiocres, les indifférents et les autres.

Je me sens orpheline. A la fois abandonnée et kidnappée. A la fois méprisée et désirée.

Le jour commence à se lever sur cette constatation.

Aujourd'hui, 5 juillet 2012, je fête mes 50 ans. Fêter est un bien grand mot. Il y a ceux qui n'entendent pas laisser ce jour aux mains des usurpateurs, et je les comprends. Il y a ceux qui n'ont pas le cœur à fêter un évènement usurpé et je les comprends aussi. Moi j'ai marqué le calendrier d'une croix. Et j'aimerais qu'elle symbolise le point de départ d'un changement. Mais on ne récolte que ce que l'on sème et toute ma vie, on a semé la haine, l'ignorance, le mensonge, la manipulation, l'hypocrisie, l'injustice, la mort.

Parfois cependant, sur un charnier parvient à pousser une fleur.

Parfois.

Par Nanou

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