21 Mai 2003, souvenirs en ruines


Je me souviens de cette journée ensoleillée. Le ciel était d'un bleu si profond que j'avais envie de m'y noyer. Le mois de mai promettait un été brûlant, mais qui aurait pu savoir alors que nous aurions une canicule cet été là ? Certainement pas moi, qui me contentais de fixer le ciel et les quelques nuages qui se déchiraient à l'horizon. Les gens. La vie.

Lorsque tout a commencé, j'ai cru à un effet de mon imagination. Ce n'était pas si saugrenu pour moi que tout le monde traitait de rêveuse, constamment perdue dans mes pensées, détachée de la réalité. Mais cette fois, la réalité m'avait définitivement rattrapée. Comment un tressaillement, un bruissement lointain est-il devenu cette menace sourde, ce grondement effrayant ? Très vite, cela a été le chaos. Les bibelots, les meubles, puis les murs et enfin le sol. Plus aucune matière stable à laquelle se raccrocher. On ressent parfois cela quand on perd un repère essentiel de son existence et qu'on a l'impression de sombrer subitement dans un trou noir. J'ignore ce qui m'a le plus ébranlée, retrouver physiquement ce sentiment ou me sentir emportée par le vide et voir le plafond me rejoindre dans ma chute.

J'ai eu de la chance, je suis morte rapidement. L'immeuble s'est effondré et je n'ai rien senti. Mais j'ai pu voir tant d'autres souffrir sous les décombres, étouffer, mourir à petit feu. J'entends encore leurs pleurs et leurs plaintes, et si je n'étais pas morte sur le coup, ces voix m'auraient sûrement tuée.

Le soleil qui a éclairé les décombres les jours suivants a été cruel. Tant de lumière sur un cimetière… Six années que j'y pense, que mon âme continue d'errer dans les ruines de mon existence et de ma ville meurtrie. 

Voir autant d'immeubles s'écrouler comme des châteaux de cartes dans un pays instable, c'est troublant. Savoir que c'est parfois le régime qui a tremblé mais qu'il est toujours en place, c'est frustrant. On met décidément plus de soin à construire un régime illégitime que des habitations. Un régime cimenté par la peur, blindé d'ignorance.

A la recherche du repos éternel, je n'aurais de cesse que ce pouvoir disparaisse comme j'ai moi-même disparu. 

En attendant, j'observe de loin le quotidien de ceux que j'ai connus. De ceux que j'ai aimés. De celui que j'ai aimé… Je le regarde scruter la mer. Je ne peux pas lire ses pensées mais je sais. Mon cœur ne peut plus battre, mais il se brise pourtant à chaque fois que je ressens son désespoir.
Je fuis son souvenir, et toute aussi impuissante morte que vivante, je me consacre tristement à mon activité favorite : regarder le ciel et les quelques nuages qui se déchirent à l'horizon.

Par Nanou

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